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IMI-Analyse 2009/013fr, in: IMI/DFG-VK: Kein Frieden mit der NATO

Géopolitique impériale: l’Ukraine, la Géorgie et la nouvelle Guerre froide entre l’OTAN et la Russie

Martin Hantke (01.01.2009)

Géopolitique impériale: l’Ukraine, la Géorgie et la nouvelle Guerre froide entre l’OTAN et la Russie
Martin Hantke

Celui qui désire comprendre la politique actuelle et future des États-Unis, de l’UE et de l’OTAN ne peut faire l’impasse sur le livre de Zgbiniew Brzezinski intitulé « Le grand échiquier ». Dans cet ouvrage, l’ancien conseiller en charge de la Sécurité nationale américaine livrait, voici plus de dix ans déjà, une description limpide des impératifs de la géopolitique impériale. Il affirmait que les États-Unis devaient maintenir à tout prix leur hégémonie sur la planète, ce qui nécessitait l’expansion en Eurasie de l’OTAN, „tête de pont“ américaine, et la prise de contrôle des régions revêtant une importance géostratégique, afin d’éviter tout rétablissement de la puissance russe.

Brzezinski pensait ce faisant plus particulièrement à deux pays et régions : d’une part, « l’Ukraine, une pièce nouvelle et essentielle sur l’échiquier eurasiatique, [qui] constitue une plaque tournante géopolitique, dès lors que son existence même en tant qu’État indépendant contribue à la transformation de la Russie. Privée de l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien. […] Or, si la Russie venait à rétablir sa domination sur l’Ukraine, forte de 52 millions d’habitants et de richesses naturelles considérables, et à recouvrer l’accès à la mer Noire, elle aurait automatiquement les moyens de devenir un empire puissant, qui dominerait l’Europe et l’Asie. »[1] D’autre part, ajoute Brzezinski, il est tout à fait indispensable de contrôler la région du Sud-Caucase (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie), sur le flanc sud de la Russie. Avec une clarté impressionnante, le vieux maître de la géopolitique américaine décrit ensuite l’objectif et la finalité de la politique que doit déployer l’OTAN : « Les États-Unis et les pays de l’OTAN s’attellent pour l’heure – en veillant certes autant que possible à ne pas heurter la fierté de la Russie, mais d’une manière néanmoins résolue et constante – à saper les fondements géopolitiques qui pourraient permettre à la Russie, ne serait-ce qu’en théorie, de nourrir l’espoir de se poser en numéro deux sur la scène politique mondiale. »[2]

Dans les années qui ont suivi, ce scénario a été méthodiquement traduit dans la pratique et l’OTAN s’est peu à peu étendu, au gré de ses élargissements, jusqu’au voisinage immédiat de Moscou. Par ailleurs, le soutien résolu des Occidentaux aux révolutions « de couleur » en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004) a permis de remplacer des gouvernements et présidents jusqu’alors pro-russes ou à tout le moins neutres par de nouveaux dirigeants, pro-occidentaux.[3] Aux yeux de Moscou, l’OTAN a franchi la « ligne rouge » en s’engageant dans une telle politique. Comme l’a montré la guerre entre la Russie et la Géorgie à l’été 2008, la Russie n’est plus disposée à assister sans réagir à de nouvelles tentatives d’expansion. Pourtant, l’alliance militaire occidentale poursuit imperturbablement sur la voie de l’escalade et évoque l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, afin de pérenniser les « succès » obtenus. Le nouveau président américain, Barak Obama, plaide lui aussi pour l’adhésion de ces deux pays.[4] Et le fait que Michael McFaul, partisan de la ligne dure vis-à-vis de Moscou, soit appelé à assurer la responsabilité de toutes les questions liées à la Russie au sein du Conseil national de sécurité, ne permet guère d’espérer que, sous le nouveau président, Washington prenne quelque distance avec sa politique agressive et anti-russe. Cette attitude revient toutefois à accepter sans autre forme de procès que la nouvelle Guerre froide entre l’OTAN et la Russie, que tant d’observateurs se plaisent à annoncer, ne se transforme en self-fullfilling prophecy.

L’Ukraine : « en chevauchant la monture d’un autre »

Manifestement, les recettes géopolitiques venimeuses concoctées par Brzezinski dictent aujourd’hui encore l’attitude adoptée à l’égard de l’Ukraine. Dans ce dossier, les questions d’adhésion à l’OTAN et d’approvisionnement énergétique de l’Europe sont intimement liées. S’exprimant dans le quotidien Handelsblatt, Peter Zeihan, membre de la cellule de réflexion Strategic Forecast (souvent qualifiée d’ombre de la CIA), résumait comme suit l’imbroglio géopolitique : « d’une part, la ‘révolution orange’ de 2004 a porté au pouvoir un gouvernement ukrainien opposé aux objectifs de la Russie. Le président Viktor Iouchtchenko voudrait que son pays intègre l’Union européenne et l’OTAN, ce que la Russie assimilerait à un ‘baiser de la mort’. L’Ukraine héberge en effet la majeure partie des infrastructures qui relient la Russie à l’Europe – des oléoducs aux voies ferrées en passant par les lignes à haute tension. L’industrie et l’agriculture des deux pays témoignent d’une profonde interpénétration ; la partie orientale de l’Ukraine compte la population russe la plus nombreuse au monde en dehors de la Russie ; la flotte russe de la mer Noire est ancrée à Sébastopol, car il n’existe aucune alternative raisonnable. L’Ukraine s’enfonce si profondément dans la partie méridionale de la Russie qu’une puissance étrangère présente sur son territoire pourrait même menacer Moscou. Par ailleurs, le pays est à ce point étendu vers l’est qu’un gouvernement hostile pourrait aller jusqu’à mettre en péril les liaisons avec le Caucase. Bref, si l’Ukraine devait échapper à l’influence de la Russie, celle-ci ne pourrait plus opter que pour une stratégie défensive. Par contre, si la Russie reprenait le contrôle sur Kiev, elle pourrait s’élever au rang de puissance régionale, voire mondiale. »[5] Soucieux de ne pas en arriver là, les responsables américains ont déployé une activité frénétique, peu de temps encore avant la fin du mandat du président George W. Bush, pour rapprocher l’Ukraine de l’adhésion à l’OTAN. Condoleezza Rice, encore à l’époque ministre américaine des affaires étrangères, avait peut-être à l’esprit les fameuses paroles de Luther – « Il est aisé de se ruer dans les flammes en chevauchant la monture d’un autre » – lorsque elle et le ministre ukrainien des affaires étrangères, Volodymyr Phryzko ont signé, le 19 décembre 2008, l’accord de partenariat pour la sécurité entre leurs deux pays. À cette occasion, Mme Rice a fait la déclaration suivante : « Les États-Unis soutiennent l’intégration de l’Ukraine dans les structures euro-atlantiques et je veux une fois encore souligner, à cet égard, que la déclaration de Bucarest, qui prévoit l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN une fois que ce pays satisfera aux normes concernées, demeure sans la moindre réserve au cœur de notre politique. » Son homologue ukrainien a pour sa part insisté sur le renforcement de la présence américaine en Ukraine, notamment concrétisée par la présence d’une mission diplomatique sur la presqu’île de Crimée, en mer Noire.[6]

La signature de ce partenariat implique non seulement le rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN, mais aussi une collaboration étroite sur les questions énergétiques, qui passe par le biais d’une coopération intensive dans le domaine de la sécurité. L’accord prévoit notamment que « les deux parties, conscientes de l’importance que revêt le bon fonctionnement du secteur de l’énergie, envisagent de collaborer à la réfection et à la modernisation des infrastructures ukrainiennes d’acheminement de gaz. »[7] En effet, cet accord de partenariat a également été conclu sur fond de « guerre du gaz » entre l’Ukraine et la Russie. Le 1er janvier 2009, l’Ukraine n’ayant pas réglé ses dettes et aucun nouveau contrat de livraison de gaz n’ayant été signé, la partie russe a décidé de fermer les robinets. Quelques jours plus tard, le litige produisait déjà ses effets sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe toute entière : le 6 janvier, la Turquie, la Bulgarie, la Grèce et la Macédoine signalaient l’interruption des livraisons via les gazoducs ukrainiens. En Autriche, l’approvisionnement accusait une chute de 90 %. Certains éléments semblent indiquer que l’attitude de l’Ukraine ne peut s’expliquer que par le soutien des États-Unis. C’est aussi ce que pensait la partie russe : « le groupe gazier russe Gazprom tient les États-Unis pour responsables du conflit gazier avec l’Ukraine. Ce mardi, l’entreprise a déclaré que le cap suivi par l’Ukraine était défini par l’administration américaine. Malgré la présence d’observateurs de l’UE, l’Ukraine continuerait de détourner du gaz qui transite par son territoire, ce qui expliquerait que la Russie ne peut approvisionner les États de l’UE. Alexander Medvedev, vice-président du géant énergétique russe, a accusé les États-Unis d’attiser le conflit. »[8]

Dans le cas géorgien comme dans celui de l’Ukraine, le conflit gazier et la volonté d’adhésion à l’OTAN sont intimement liés. Dans une analyse produite en avril 2008, la fondation Bertelsmann constatait que ces deux pays étaient déjà fortement intégrés dans les processus de travail de l’OTAN. « Les deux pays font partie du programme de partenariat pour la paix, destiné à favoriser la coopération bilatérale entre États membres de l’OTAN et pays tiers, depuis la création de ce programme par l’Alliance nord-atlantique, en 1994. La coopération a été étendue par la suite. […] Les deux pays jugent que leurs accords de coopération bilatérale avec l’OTAN permettent d’opérer un rapprochement avec l’Alliance par la voie de réformes profondes à l’intérieur du pays. Si les réformes en question portent au premier chef sur la consolidation des structures démocratiques à l’échelon national, elles ont aussi pour axe prioritaire la lutte contre le terrorisme international et le soutien aux opérations et missions de l’Alliance nord-atlantique. Ce dernier point était d’ailleurs un argument avancé par le président américain George W. Bush pour insister sur la nécessaire intégration de l’Ukraine et de la Géorgie dans le ‘plan d’action pour l’adhésion’. L’état d’avancement de l’intégration dans les structures de défense de l’OTAN relativise quelque peu la question – soulevée lors du sommet de Bucarest – de l’attitude qu’allaient adopter l’Ukraine et la Géorgie après s’être vu provisoirement refuser l’accès au plan d’action pour l’adhésion. La voie empruntée les conduira inévitablement à intégrer l’OTAN. »[9]

L’Allemagne joue un double rôle dans ce dossier. Bien qu’ayant refusé, d’accord avec la France, de lancer pour l’Ukraine la procédure d’adhésion accélérée que souhaitaient les États-Unis, elle n’en participe pas moins à attiser une question déjà brûlante et ne s’est pas opposée au principe d’une adhésion de ce pays à l’OTAN. Le ministère des affaires étrangères lui-même décrit parfaitement ce double rôle : « Lors du sommet de l’OTAN organisé à Bucarest en avril 2008, les membres ont convenu du principe d’ouvrir à l’Ukraine la perspective d’adhésion à l’Organisation (‘Nous avons convenu aujourd’hui que ces pays [à savoir, l’Ukraine et la Géorgie] deviendraient membres de l’OTAN’). L’Ukraine ne s’est toutefois pas vu proposer un plan d’action pour l’adhésion (MAP), mais plutôt l’entame d’un processus d’examen détaillé. »[10] Pour Moscou, cette perspective d’adhésion concédée pour la première fois et, peu de temps après, l’agression géorgienne en Abkhazie et en Ossétie du Sud ont été les deux gouttes qui ont fait déborder le vase.

La Géorgie : une pièce maîtresse géopolitique

Il suffit de se pencher sur une carte géographique pour prendre toute la mesure de l’importance du Sud-Caucase. La Géorgie est la seule route possible pour acheminer vers l’Europe le gaz et le pétrole dont regorge le sous-sol de l’Asie centrale et d’assurer par voie terrestre le transport de marchandises et de biens depuis la Chine et le Kazakhstan. Le projet d’oléoduc ‘Nabucco’ a pour objectif de diminuer la ‘dépendance’ de l’Europe vis-à-vis des exportations de gaz russe, qui représentent actuellement 40 % de l’approvisionnement et tendent à augmenter fortement. D’après le service de presse européen euractiv, les États-Unis s’efforcent « depuis longtemps déjà de mettre en place dans la région de la Caspienne des oléoducs et des gazoducs qui contournent la Russie et passent principalement par le territoire géorgien. »[11]Ce projet revêt la plus grande priorité pour l’Union européenne également, comme le confirment les déclarations faites en 2006 déjà par Martin Bartenstein, ministre autrichien de l’économie, lors de la présidence autrichienne du Conseil de l’UE : « [le] pipeline Nabucco est le principal projet énergétique européen. »[12]

Dès lors, la Géorgie constitue, tant pour l’UE que pour les États membres de l’OTAN, la zone géographique essentielle pour priver la Russie de ses voies d’exportation. En lançant les trois projets de gazoduc baptisés Nord-Stream (gazoduc de la mer Baltique), South-Stream (gazoduc russo-italien qui traverserait la mer Noire en passant par Varna, en Bulgarie) et Blue Stream (tracé reliant la Russie à la Turquie à travers la mer Noire), la Russie tente de contrecarrer les visées occidentales et de s’assurer des voies d’exportation d’énergie directes vers l’Europe occidentale et méridionale, hors du contrôle d’anciens pays du Bloc de l’Est, extrêmement bien disposés à l’égard des États-Unis. Cela explique pourquoi les États-Unis, soucieux de contenir l’influence politique de la Russie en Europe et d’éviter que ce pays ne se hisse au rang de puissance industrielle, ont misé sur la carte géorgienne.

Le soutien militaire occidental

L’Allemagne a apporté – et apporte encore – une contribution non négligeable à l’armement de la Géorgie. La Bundeswehr assure via son programme LGAI (stage de formation du service d’État-major ouvert à une participation internationale) la formation d’officiers, géorgiens pour la plupart, et on a assisté, ces dernières années, à un véritable défilé de délégations militaires géorgiennes de haut rang auprès de la Bundeswehr. S’y ajoutent la livraison par la firme Heckler und Koch de fusils d’assaut G 36 à la Géorgie. Et pourtant, ce sont les États-Unis qui se taillent la part du lion. L’armée américaine a assuré la formation de soldats géorgiens, « afin d’amener les forces armées de la Géorgie, fidèle allié de Washington et poste avancé dans le Caucase, au niveau des troupes de l’OTAN. »[13] D’après les informations de l’hebdomadaire Der Spiegel, les États-Unis ont accordé à la Géorgie, pour la seule année 2006, une aide de 80 millions de dollars, dont 13 millions consacrés au paiement de « fournitures et de services militaires » et à la formation des troupes. Par ailleurs, les États-Unis sont venus en aide à la Géorgie en assurant une modernisation régulière de sa flotte et en fournissant gratuitement au pays des hélicoptères.[14] Pour traduire l’ampleur considérable de l’aide militaire américaine « apportée par le Pentagone afin de mettre à niveau les forces armées géorgiennes, de la base jusqu’au sommet », le New York Times formulait les choses comme suit : « au niveau du commandement militaire, les États-Unis ont contribué à redéfinir les buts poursuivis par l’armée géorgienne et à assurer la formation des officiers et de l’État-major. Au niveau des unités de combat, les Marines et autres unités de l’armée de terre américaine ont initié les soldats géorgiens aux principales techniques de combat. »[15]

Au total, l’armée géorgienne disposait ce faisant de cinq brigades d’infanterie de 2 000 hommes chacune, auxquelles s’ajoutent diverses unités de réserve considérablement moins bien formées. Officiellement, le gouvernement géorgien affirme disposer de 37 000 soldats d’active et de 100 000 réservistes. Depuis l’arrivée au pouvoir de Michail Saakashvili, les dépenses militaires du pays ont grimpé en flèche : « Alors qu’en 2003, elles se montaient encore à 52 millions de laris (soit 24 millions de dollars américains), elles atteignaient le triple en 2006, soit 139 millions de laris (ou 78 millions de dollars américains). Les dépenses réelles sont cependant bien plus élevées. C’est ainsi que tout appelé potentiel peut se soustraire au service militaire obligatoire en versant une somme d’argent – dont les quatre cinquièmes aboutissent directement dans les caisses du ministère. »[16]

La Géorgie entretient également une coopération intense avec l’OTAN. En juillet 2008 encore, des manœuvres communes, organisées dans le cadre du programme de partenariat pour la paix, ont réuni quelque 1 630 militaires, dont un millier d’Américains et 600 Géorgiens.[17] Par ailleurs, l’armée géorgienne a pris part ou prend encore une part appréciable dans les interventions armées menées en violation du droit international en Iraq, en Afghanistan et au Kosovo. Dans le premier cas, le contingent géorgien était même en 2008, avec ses 2 000 hommes, le troisième par la taille au sein de la « coalition des volontaires ». En août 2008 toutefois, après que l’armée géorgienne eut été balayée en Ossétie du Sud et tandis que les combats faisaient encore rage, l’aviation militaire américaine a ramené les unités militaires géorgiennes stationnées en Iraq pour qu’elles puissent prendre part aux combats sur le front intérieur. Compte tenu de cette campagne de soutien massif déployée par les États-Unis et leurs alliés, il est difficile de croire que les responsables américains, même s’ils n’ont pas donné leur feu vert, n’étaient pas au courant de l’attaque prévue et ont promis de garder le silence.

Du côté russe en tout cas, on est convaincu que l’attaque a été menée avec le soutien de Washington. L’ambassadeur de Russie auprès de l’OTAN, Dimitri Rogozine, a ainsi déclaré que Saakashvili avait convenu de cette agression avec ses « protecteurs » – on voit très clairement de qui il voulait parler.[18] Quant à Vladimir Vasilyev, président de la commission de la sécurité de la Douma, il a résumé le point de vue russe en ces termes : « Plus cette affaire durera, plus il apparaîtra clairement au monde que la Géorgie n’aurait jamais été en mesure de faire ça [d’attaquer l’Ossétie du Sud] sans les États-Unis ».[19]Le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, a lui aussi exposé très clairement l’attitude des États-Unis à l’occasion d’une interview accordée à la chaîne de télévision ARD : « On ne peut s’empêcher de penser que les dirigeants américains avaient connaissance de l’action envisagée – et plus encore, y ont pris part […] dans le seul but d’organiser une petite guerre victorieuse. Et, au cas où les choses tourneraient mal, de pousser la Russie dans le rôle de l’ennemi. »[20]

La réaction de la Russie

Il est effectivement difficile de croire que l’attaque géorgienne ait été menée sans l’aval des États-Unis. Et pourtant, l’administration américaine devait bien avoir conscience que l’armée géorgienne allait être balayée, comme cela s’est d’ailleurs passé. Ce qui soulève la question de la motivation de Washington : les dirigeants américains ont-ils tout simplement commis l’erreur de croire que la Russie accepterait sans rien dire l’attaque géorgienne ? Quoique difficilement concevable, cette hypothèse est toutefois possible. L’autre explication consiste à penser que l’objectif premier était de provoquer un conflit avec la Russie, afin d’amener l’Union européenne à adopter une position plus anti-russe encore, et qu’à cet égard, Saakashvili s’est révélé être l’idiot utile qu’il convenait d’utiliser, au détriment des populations de la région. S’il est impossible de trancher cette question avec certitude, la deuxième option semble cependant plus plausible.

Quoi qu’il en soit, ce calcul s’est révélé erroné lui aussi, car la Russie a profité de la possibilité offerte par l’agression géorgienne pour améliorer sa position dans le Caucase. Il est en effet tout aussi difficilement concevable d’imaginer que Moscou n’ait pas été informé des plans d’invasion géorgiens, d’autant que la Russie y était manifestement bien préparée. Dès juillet, 8 000 soldats russes s’entraînaient à repousser une attaque géorgienne. Un fait qui pourrait également expliquer pourquoi les troupes géorgiennes ont été arrêtées en moins de 24 heures et justifier la mainmise relative rapide des troupes russes sur le terrain. Pour autant, prétendre que le président géorgien Saakashvili, en lançant cette offensive, s’est jeté tête baissée dans le piège que lui tendaient les Russes, n’est guère convaincant. Le fait que les Russes se soient révélés bien préparés n’enlève rien au fait que la Géorgie a mené une guerre d’agression.

En tout état de cause, cette confrontation a permis à la Russie d’ébranler la confiance de certains dans la capacité de la Géorgie d’offrir à l’avenir une solution de transit fiable pour les ressources énergétiques de la mer Caspienne. Le président géorgien lui-même a déclaré que « l’un des motifs essentiels de l’offensive russe était que la Géorgie disposait déjà d’un oléoduc – l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), enfoui sous un mètre de terre sur toute sa longueur et conçu pour contourner la Russie. »[21] Ce soupçon n’est pas sans fondement. Car l’entrée en fonction, en mai 2006, de l’oléoduc BTC, objet de controverses entre Washington et Moscou pendant près de dix ans, avaient été un des grands succès géopolitiques obtenus par les États-Unis dans leur projet de réduire l’influence de la Russie dans la région : « Selon M. Lomaia, conseiller géorgien en charge de la sécurité, les Russes auraient lâché six bombes sur l’oléoduc, sans pourtant l’atteindre. Si ces informations sont exactes, elles montrent que l’opération militaire russe a d’autres objectifs, d’une portée plus stratégique, qui dépassent la seule volonté d’éviter une crise humanitaire en Ossétie du Sud. »[22]

Un rude coup a également été porté au projet Nabucco. Selon Ed Chow, du Center for Strategic and International Studies, « la Russie a semé de sérieux doutes dans la tête des bailleurs de fonds et investisseurs […] quant à la possibilité de protéger un tel ouvrage des attaques menées sur le territoire géorgien ou de le prémunir du contrôle de Moscou. »[23] En dépit de cela, le commissaire européen à l’énergie, Andris Piebalgs, a tenté de convaincre que le conflit de Caucase ne modifiait en rien la volonté de l’UE de mener à bien son projet de construction de l’oléoduc Nabucco à travers le territoire géorgien, ajoutant que l’Europe avait besoin de cette infrastructure.[24]

Pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide (de l’ancienne), la Russie s’est opposée militairement à une tentative d’expansion occidentale – ce seul point de vue permet de prendre la mesure du conflit russo-géorgien. Dans le même temps, l’intervention sur le territoire géorgien a montré clairement à l’Occident qu’à l’avenir, il faudrait à nouveau compter avec la Russie sur l’échiquier international du pouvoir. On peut lire à ce propos dans une analyse de Strategic Forecast que, « par son opération en Ossétie du Sud, la Russie a démontré trois choses. 1. En dépit des doutes nourris auparavant par les observateurs étrangers, son armée peut mener à bien une opération militaire. 2. Les Russes peuvent vaincre des forces armées formées par les instructeurs militaires américains. 3. La Russie a démontré que les États-Unis et l’OTAN n’étaient pas en position d’intervenir militairement dans ce conflit. »[25]

Un unilatéralisme frappant

On ne sera guère surpris que la réponse russe à l’invasion géorgienne ait été fermement condamnée par les Américains et que ces derniers se soient rangés quasi sans réserves du côté de la Géorgie. C’est ainsi que Zgbiniew Brzezinski s’est exprimé haut et fort pour comparer les méthodes de Poutine à celles de Hitler et affirmer que l’attitude de Moscou ne pouvait que « conduire à sa mise à l’écart et à des sanctions économiques et financières, [soulignant que] si la Russie poursuivait dans cette voie, elle devrait en fin de compte être mise au ban de la communauté internationale. »[26]

Il est plus surprenant de noter que l’Union européenne a elle aussi adopté un positionnement tout aussi unilatéral : « Le Conseil européen est gravement préoccupé par le conflit ouvert qui a éclaté en Géorgie, par les violences qu’il a entraînées et par la réaction disproportionnée de la Russie. » C’est par ces mots que les chefs d’État ou de gouvernement ont commenté, le 1er septembre, les événements survenus dans le Caucase, sans évoquer – et encore moins critiquer – le fait que le conflit avait incontestablement été déclenché par l’agression géorgienne. Dans la suite de leurs conclusions, les dirigeants européens clouent la seule Russie au pilori et condamnent « fermement la décision unilatérale de la Russie de reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. » Aux antipodes de la ligne adoptée par la grande majorité des États membres de l’UE sur la question de la reconnaissance du Kosovo, ils rappellent ensuite « qu’une solution pacifique et durable des conflits en Géorgie doit être fondée sur le plein respect des principes d’indépendance, de souveraineté et d’intégrité territoriale reconnus par le droit international, l’Acte final de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe et les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. »[27]

Ça et là, certains ont même réclamé à cors et à cris d’adopter une attitude plus radicale encore à l’égard de la Russie. C’est le cas par exemple du président de la commission des affaires étrangères du Parlement européen, Jacek Saryusz-Wolski (PPE-DE), qui a demandé que l’UE adopte une position « plus ferme que celle de l’OTAN ».[28] Et si les partisans de la ligne dure n’ont pu entièrement imposer leur vues, cela vient aussi d’une constellation intérêts spécifiques, qui rendaient inopportune – notamment du point de vue allemand – une telle position. Car, si l’on veut certes montrer à Moscou qui est le chef dans la maison européenne, on ne souhaite pas pour autant se brouiller tout à fait avec la Russie – les affaires qu’on fait dans ce pays sont trop rentables.[29] Néanmoins, l’Allemagne souscrit elle aussi sans guère de réserves à l’escalade recherchée par l’OTAN.

Mise en place de l’OTAN (de l’énergie)

Dès novembre 2006, le sénateur américain Richard Lugar, l’un des principaux stratèges de l’OTAN, est passé littéralement à l’offensive. En marge du sommet de l’OTAN de Riga, il a dénoncé les tentatives de Moscou de se servir du pétrole comme d’une « arme » contre l’Occident et proposé la création d’une « OTAN de l’énergie », dont l’idée maîtresse serait d’amener à l’avenir l’Organisation à traiter une interruption dans la fourniture de gaz et de pétrole comme une agression militaire (cf. la contribution de Tobias Pflüger).

En janvier 2008, cinq généraux haut placés de l’OTAN ont présenté une note d’orientation explicitement présentée comme un catalogue de revendications destiné à alimenter le débat en vue de la prochaine mise à jour du concept stratégique de l’OTAN . Cette note pourrait par ailleurs servir de brouillon pour le sommet de l’OTAN programmé les 3 et 4 avril 2009 : « Dans un contexte de concurrence internationale croissante pour des ressources toujours plus rares, à tout le moins pour les combustibles fossiles, les fournisseurs verront s’accroître les possibilités d’abuser de leur position et de leur pouvoir d’influence. […] La dépendance vis-à-vis du gaz et du pétrole crée une vulnérabilité que certains gouvernements tenteront d’exploiter – la crise Gazprom a démontré combien il était aisé de manipuler la demande. L’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est un mécanisme – et il le restera probablement – destiné à maintenir les prix pétroliers à un niveau artificiellement élevé et la Russie et les Émirats arabes unis examinent la possibilité de créer un OPEP pour le gaz. […] Pour cette raison, il pourrait être indiqué de réfléchir à la possibilité d’user de l’OTAN comme d’un instrument apte à assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique. »[30]

Peu de temps après, en juin 2008, Richard Lugar, entre-temps pressenti pour devenir le ministre de la défense de Barak Obama, a renouvelé lors d’une audition du Sénat ses menaces à l’encontre de la Russie et a plaidé vigoureusement pour la réalisation du projet Nabucco.[31] Durant la même audition, le nouveau vice-président américain, Joseph Biden, a salué avec insistance l’action de Lugar en matière de politique de l’énergie et souligné l’importance des conflits dans la région de la Caspienne : « les enjeux sont énormes : des centaines de milliards de dollars en pétrole et en infrastructures, le redressement de la puissance russe et la sécurité énergétique de l’Europe. […] Les Russes aiment les échecs. Notre réponse stratégique sur l’échiquier qu’est l’Asie centrale doit être d’établir une présence sur les cases qu’ils ne contrôlent pas encore. Cela implique de construire de nouveaux pipelines, qui offrent des alternatives […] au monopole russe. »[32]

Joseph Biden devrait dès lors avoir accueilli positivement une des dernières grandes initiatives de sécurité de l’administration Bush, censée attirer davantage encore la Géorgie dans l’orbite occidentale par le biais d’une déclaration commune de partenariat : « Grâce au pacte signé par les deux gouvernements le 9 janvier [2009], les États-Unis et la Géorgie sont officiellement devenus des ‘partenaires stratégiques’. […] Peu de détails ont été communiqués à propos de ce document signé quatre mois après la guerre désastreuse entre la Géorgie et la Russie. Les signataires ont cependant expliqué à l’envi que le pacte géorgien était comparable à l’accord de partenariat stratégique signé en décembre par les États-Unis et l’Ukraine. »[33] Il devrait donc prévoir, au même titre que ce dernier, une coopération militaire renforcée et des mesures visant à une adhésion rapide de la Géorgie à l’OTAN. Dès le 15 septembre 2008, l’OTAN a décidé de mettre en place une commission chargée d’approfondir les relations avec la Géorgie et qui devrait permettre de coordonner la « reconstruction militaire » du pays.[34]

La Guerre froide : une prophétie appelée à se concrétiser d’elle-même

L’objectif de la politique prônée par les États-Unis en Ukraine et en Géorgie est d’engager une nouvelle Guerre froide contre la Russie et de la soumettre à une provocation permanente faite de « révolutions de couleur », de blocus énergétiques, d’élargissement de l’OTAN et de stationnement de missiles sur le territoire de la Pologne et de la République tchèque. En perturbant les relations économiques russes avec l’Europe occidentale, Washington entend réduire l’influence de la Russie sur la scène politique mondiale et entraver son avènement au rang de nouvelle puissance industrielle. Si ce scénario devait se voir couronné de succès, il ne fait aucun doute que les pays d’Europe occidentale membres de l’Alliance se verraient entraînés dans une stratégie commune d’escalade et contraints de s’engager davantage encore dans des projets militaires de sécurité énergétique.

Le fait que cette stratégie a jusqu’ici été couronnée de succès et que rien ne permet hélas de supposer que le nouveau président américain, Barak Obama, entende s’écarter de cette logique de confrontation laisse craindre le retour de l’affrontement entre deux blocs. Au plus fort de la crise géorgienne, le président russe, Dmitri Medvedev, a adressé un message clair à l’Occident : « Nous n’avons peur d’absolument rien, pas même de la perspective d’une nouvelle Guerre froide. »[35] Le mouvement anti-guerre devra s’accommoder des réalités de la nouvelle Guerre froide. Il faut s’opposer avec calme, ici et maintenant, à la stratégie impérialiste de l’OTAN et de l’UE.

[1] Brzezinski, Zgbiniew : Le Grand échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Hachette (Paris), 1997.

[2] Ibid.

[3] Concernant le soutien occidental aux « révolutions de couleur », cf. Chauvier, Jean-Marc : Les multiples pièces de l’échiquier ukrainien, Le Monde diplomatique, 14.01.2005.

[4] Carpenter, Ted : Worse than Bush ? National Interest Online, 11.07.2008.

[5] Zeihan, Peter : Moskau wird Kiew nie dem Westen überlassen [Moscou n’abandonnera jamais Kiev à l’Occident], Handelsblatt, 20.01.2009.

[6] United States, Ukraine Sign Security Charter, America.gov, 19.12.2008.

[7] United States-Ukraine Charter on Strategic Partnership, 22.12.2008, URL : http://tinyurl.com/agqc4k

[8] Befeuern die USA den Gasstreit ? [Les États-Unis attisent-ils la guerre du gaz ?], heute.de, 13.01.2009.

[9] Isic, Mirela : Ein « Vielleicht für die Ukraine und Georgien [Un « peut-être » pour l’Ukraine et la Géorgie], CAP-News, 10.04.2008.

[10] Ministère des affaires étrangères, Ukraine, situation en octobre 2008, URL : http://tinyurl.com/b3gvbg

[11] Nabucco : Projekt unrealistisch durch Georgien-Krise ? [La crise géorgienne rend-elle irréaliste le projet Nabucco ?], euractiv, 25.08.2008.

[12] Ibid.

[13]Friedmann, Matti : Sie waren nicht bereit für den Krieg mit Russland [Ils n’étaient pas prêts à entrer en guerre contre la Russie], AP, 19.08.2008.

[14] Schröder gibt Saakaschwili die Schuld [Schröder accuse Saakashvili], Der Spiegel, 16.08.2008.

[15] Grey, Barry : Bush accentue la confrontation avec la Russie, World Socialist Web Site, 13.08.2008.

[16] Der Spiegel, 16.08.2008.

[17] Dans la perspective de l’adhésion à l’OTAN, la Géorgie renforce considérablement son armée, russland.ru, 16.07.2008.

[18] Nuclear Nigthmares : The Return of M.A.D., Huffington Post, 19.08.2008.

[19] Chin, Larry : South Ossetia : superpower oil war, Online Journal, 13.08.2008.

[20] Ces propos et nombre d’autres remarques critiques formulées par Poutine ont été coupés au montage lors de la diffusion de l’interview par la chaîne ARD. Pour une transcription complète de l’interview, consulter l’adresse http://www.spiegelfechter.com/wordpress/392/das-interview

[21] euractiv, 25.08.2008.

[22] Rosenbaum, Kaspar : Südossetien : Der Westen in der Propaganda-Schlacht [Ossétie du Sud : l’Occident dans la guerre de propagande], ef-online, 11.08.2008.

[23] euractiv, 25.08.2008.

[24] Energie-Agentur sagt wachsende EU-Abhängigkeit von Importen voraus [Selon l’Agence de l’énergie, l’UE devrait dépendre de plus en plus des importations], Yahoo News Finanzen, 04.09.2008.

[25] Stratfor : Russland hat Stärke gezeigt und wird nur auf Stärke hören [la Russie a fait la preuve de sa puissance et n’écoutera que la force], RIA Novosti, 11.08.2008.

[26] Russlands Vorgehen ähnelt dem von Hitler [Les méthodes de la Russie ressemblent à celles de Hitler], Die Welt, 11.08.2008.

[27] Session extraordinaire du Conseil européen, Bruxelles, 01.09.2008, 12594/08.

[28] Pflüger, Tobias : EU eskaliert den Konflikt mit Russland weiter [L’UE poursuit l’escalade dans le conflit avec la Russie], IMI-Standpunkt 2008/052.

[29] À propos du rôle de l’Allemagne, cf. : Hantke, Martin, Georgienkrieg und imperiale Geopolitik [Conflit géorgien et géopolitique impériale], in : AUSDRUCK (octobre 2008).

[30] Naumann, Klaus et al. : Towards a Grand Strategy for an Uncertain World : Renewing Transatlantic Partnership, URL : http://tinyurl.com/5bujl9 pp. 47 et suivantes.

[31] U.S. Senate Committee on Foreign Relations, Senator Richard G.Lugar Opening Statement for Hearing on Oil, Oligarchs and Opportunity : Energy from Central Asia to Europe, 12.06.2008, URL : http://tinyurl.com/df7tg8

[32] BIDEN : We Need to Confront Russia’s Oil Dominance with Aggressive, High Level Diplomacy, 12.06.2008, URL : http://tinyurl.com/ crjhol

[33] Corso, Molly : Georgia : Washington and Tbilisi sign Strategic Pact sure to irk the Kremlin, Eurasia Insight, 09.01.2009.

[34] Framework Document on the establishment of the NATO-Georgia Commission, Tbilisi, 15.09.2009.

[35] Dimitri Medvedev raises spectre of new Cold War, The Times Online, 26.08.2008.

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Quelle: Informationsstelle Militarisierung (IMI) e.V. - www.imi-online.de